Évidemment, la traversée en bateau n'avait pas mit longtemps, ce qui laissait malheureusement à Mett une bonne demi-journée d'attente avant l'heure convenue pour le rendez-vous. Ils s'étaient mis d'accord pour se retrouver dans une taverne éloignée du centre-ville en début de soirée, et midi n'avait point encore sonné. Après courte délibération, elle décida de commencer par localiser ladite taverne avant de choisir quoi faire pour meubler sa journée. Les affaires avant tout.
Armée d'une carte achetée à un vendeur de passage, dont elle avait réussi à négocier le prix pour le faire redescendre de ses sommets d'attrape touriste, elle se mit en marche. Louhne méritait bien sa réputation de ville historique, les rues étaient presque entièrement formées de bâtiments anciens affichant une architecture stylisée, regorgeant de colonnes pour la moindre bâtisse un tant soit peu imposante. Originaire de Scyntilla, Mett avait appris à associer ce style avec un type d'aristocratie, attachée à ses origines et anciennes coutumes. Ici, cependant, cela semblait plutôt être la norme, colonnades et fioritures élaborées sautant aux yeux à chaque coin de rue. Ce qui était d'ailleurs aussi le cas des touristes : en plus de la foule générale qui rendait la progression malaisée et des badauds s'extasiant sur telle jolie porte ou telle belle statue, on pouvait voir un peu partout des groupes compacts de gens suivant une personne affublé d'un chapeau criard ou d'un drapeau, beuglant des explications sur l'histoire de l'endroit tout en marchant, ou s'arrêtant en plein milieu de la chaussée pour montrer un bâtiment en particulier.
Loin d'avoir la moindre envie d'imiter la foule et de faire un peu de tourisme, Mett se fraya un chemin parmi ces vacanciers, et n'accepta de regarder ailleurs que droit devant elle seulement pour consulter sa carte. Petit à petit, elle sortit des grandes avenues et des chemins fréquentés pour s'engager dans des rues plus étroites, qui arboraient une architecture plus simple et plus élémentaire, parfois aussi plus récente. Toute ville a ses bas-quartiers.
Une demi-heure de marche, des fausses indications d'un passant l'envoyant dans la direction opposée, et deux tours en rond plus tard, Mett trouva enfin la rue de la taverne. Elle était si étroite qu'on aurait pu la confondre avec un tunnel, les bâtiments se rejoignant et se touchant presque à partir du troisième étage. La taverne elle-même semblait être l'attraction principale de la ruelle, d'après l'absence totale d'autres magasins, mais était encore passablement vide à cette heure de la journée. Mett jeta un coup d’œil à sa montre : elle avait un bon six heures devant elle.
Avec un soupir, elle passa en revue le peu d'information qu'elle détenait sur cette ville : le théâtre, l'opéra, les temples d'Asterion, l'école d'art, les expositions... Tout ce qui faisait la renommée de Lounhe ne lui faisait absolument pas envie. A ses yeux, cette ville était irrémédiablement souillée, ce qui pour les autres faisait sa beauté ne lui inspirait que du dégout. Regardant sa carte d'un air désabusé, ayant pour seul envie celle de partir, elle se mit tout simplement en marche, laissant ses pieds la porter ou bon leur semblaient, refusant de penser à quoi que ce soit. Elle ne penserait pas à ses parents. Elle ne penserait pas à leur meurtre. Elle ne penserait pas à leurs assassins.
A force d'errer dans la ville comme un fantôme, la tête vide, elle finit par se fatiguer, et se trouva un banc pour s'assoir un moment. Elle regarda d'un air absent son entourage, et se figea tout d'un coup. Là, juste en face d'elle, se tenait le cimetière. Louhne, lui avait-on dit, n'avait qu'un seul cimetière, créé lors de l'arrivée des premiers colons, et sans cesse agrandit depuis. Ses parents seraient là. Juste en face d'elle.
D'un pas hésitant, Mett s'approcha de la grille, puis entra dans l'enceinte. Elle consulta le plan placardé à l'entrée, qui semblait indiquer que le centre du cimetière était réservé aux grandes personnalités de la ville et aux figures historiques, et que le reste des tombes étaient disposées autours en arc de cercle, par ordre de l'année de décès. Il n'y avait par contre aucune liste de noms.
Un employé arriva à sa hauteur à ce moment-là, poussant devant lui une brouette chargée de terre et de gravats.
- Vous cherchez quelque chose, mademoiselle ?, demanda celui-ci d'un ton aimable.
Sans oser le regarder dans les yeux, elle répondit d'une petite voix :
- Mes... Quelqu'un que je connais devrait être enterré ici.
- Ah, vous êtes tombée sur le mauvais jour alors, on a bien un registre mais le bureau est fermé aujourd'hui. Dites voir, il est mort quand ?
- Ça fait dix-huit ans maintenant..., dit-elle en baissant les yeux.
L'homme la regarda d'un air compatissant.
- D'accord, voyons, donc il devrait être, attendez... Par là, voyez ?, dit-il en montrant une partie de la carte. Cet arc corresponds à cette année-là, si ma mémoire est bonne. Ensuite il y a des allées qui séparent chaque mois, les grosses artères, là. Avec ça, vous devriez pouvoir le retrouver.
Mett le remercia, et s'en fut vers la direction indiquée. Elle n'était même pas sure de vouloir se rendre sur la tombe de ses parents, ou de ce qu'elle ferait si elle la retrouvait, mais ses jambes semblaient mues par une volonté propre. Plus elle avançait, plus elle se sentait agir comme un automate, à croire qu'elle avait tellement d'émotions qui se disputaient son attention qu'elle avait fini par ne plus rien ressentir du tout.
Une fois arrivée sur l'arc indiquée par l'homme du cimetière, elle se mit machinalement à compter les artères. Janvier, février... Plus elle remontait dans les mois, plus son pas se ralentissait. Mai, juin... Arrivée devant la section juillet, elle s'arrêta complètement. Elle contempla l'allée qui s'étendait devant elle, la ligne de pierres tombales dressées comme un rang de soldats au garde-à-vous. Elle recula d'un pas. Puis s'enfuit en courant.